Nous venons à peine de quitter Port-Moresby, Papouasie. Le petit coucou tangue au dessus d’une jungle compacte, tapissant collines et montagnes à perte de vue, trouée ici et là de clairières bordées de huttes en cercle…Comme il y a des milliers d’années.
Odeurs fortes. Je suis la seule blanche au milieu d’une dizaine de papous aux visages de terre glaise et dreadlocks décolorés. Regards du dedans, lourds d’une histoire violente, qui fixent la forêt sans la voir. Ils retournent chez eux, leurs sacs pleins d’objets hi-fi ou d’épicerie, par l’avion-navette qui fait des sauts de puce d’île en île.
J’ai rendez-vous à la dernière, la plus isolée des îles Trobriand.
Et j’ai peur. A vrai dire, j’ai peur depuis le début. Surprenant pour une aventurière tous terrains depuis vingt ans, qui a comme seul point fixe…son répondeur : Tu rentres quand ? Déjà partie ? Pas encore en Australie j’espère ? Ne me dis pas que tu as filé une nouvelle fois pour un homme ?
Eh bien oui, j’ai peur à en crever. Pourtant, rien que de bien ordinaire. La routine. Un repérage pour un film sur un bateau scientifique qui explore les récifs coralliens. Dans un coin du monde très reculé, d’accord, mais mes séjours sur des réserves Aborigènes isolées m’y ont préparée…Alors ? Non, c’est une peur sourde, masquée, qui remonte à loin. Mais ressurgit tout à coup, violente, viscérale. Inévitable.
« Il faut y aller ».
Personne ne m’y oblige. La Production ne l’a pas jugé nécessaire : C’est un repérage que je fais « à mes frais ». Petite, je clamais avec aplomb : « Moi, je suis comme St Thomas. Je dois toucher pour croire ». Et bien là, j’y vais et je paye pour voir. Pour comprendre. « Traverser la rivière » me souffle une petite voix.
Et puis, à peine atterrie, tout me parle ici de ma peur, la reflète, l’anticipe. Depuis la garde en fusil devant mon hôtel à Port-Moresby (la ville est en état de siège : des gangs Papous ont assassiné des Blancs), jusqu’à cette jungle sans fin, touffue, opaque, qui m’étreint, m’étouffe, m’absorbe…comme cette boule compacte dans le ventre, qui m’envahit jusqu’à la gorge.
Le ciel se déchire. Scintillement soudain de l’océan dans la lumière rasante du matin. Tout s’ouvre et s’offre dans la clarté de ce bout du monde si peu exploré, perdu en plein Pacifique. Mon corps se relâche. Le pilote annonce la descente sur l’île de Kiriwina. Le bateau doit m’attendre dans la rade de Losuia. Alors je guette sur la surface émeraude où affleurent les premiers coraux, la coque noire et les trois mâts de l’Héraclite…Mais rien, rien à l’horizon, pas le moindre esquif sur l’eau vierge et lisse jusqu’à la ligne vert foncé qui signale l’île.
L’angoisse me saisit. Et s’ils n’étaient pas au rendez-vous ? S’ils avaient été pris dans la queue du cyclone qui vient juste de ravager les îles Salomon ? Ou cassé un mât, subi une grave avarie ? Si je me retrouvais toute seule sur cette île paumée, où l’avion ne vient que tous les samedis ?… Seule face-à-face avec ma peur énorme, immonde…
Le petit coucou ralentit, vire sur l’aile, passe sur l’autre versant de l’île. Il est là! Je le vois, minuscule point noir qui se balance au centre d’une crique …Est-ce bien lui, si petit malgré ses trente mètres ? J’aperçois maintenant trois petites piques, un morceau de toile jaune au bout du mât d’artimon, une voile de jonque chinoise…C’est bien eux !
Je ne suis plus perdue. J’ai retrouvé mes amis, une maison, un ancrage.
JE SUIS ATTENDUE.
Plantés au bout du Tarmac, Pierre et sa compagne Jenny me font de grands signes. Cela fait trois ans qu’ils écument l’Indonésie et la Papouasie pour cartographier les récifs coralliens, apprendre aux autochtones à ne plus les dynamiter, et si possible à les restaurer. Sourires éclatants, cheveux blanchis de sel, regards sauvages…Cette dégaine, si libre et déliée, énergie brute et aérienne, je la connais. J’ai vécu trois ans sur un bateau de pêche (j’étais mariée au capitaine) le long des côtes sauvages de l’Ouest australien. C’est l’allure des vrais gens de mer, des escales où l’on ne se « pose » pas, corps imbibés jusqu’à l’os des battements de cœur du bateau, de l’ivresse du grand large…Je retrouve ma famille, quittée il y a quinze ans.
Traversée de l’île. Bruissement de palmes, envols de casoars et d’oiseaux de paradis, effluves de mangue, papaye et frangipane. Je suis calée entre Pierre et Jenny à l’arrière de la jeep, le vent fait claquer nos crinières, regards de connivence. Arrêt chez un sage au regard visionnaire qui nous explique le « Kula Ring », chaîne de commerce mais aussi d’amitié, dont la monnaie et le signe d’appartenance sont des colliers de coquillages. Il m’en passe un autour du cou, anneau qui scelle mes retrouvailles avec ma vie sauvage…Je ne voudrais être nulle part ailleurs.
Arrivée au port. Jenny garde le dinghy tandis que je fais le marché avec Pierre. Je cours, je vole au milieu des rires de femmes assises à même la terre, devant des patates douces, ananas, citrons verts et gros crabes noirs aux pinces bandées. Sourires rouges de bétel, dont les noix alignées en colliers sont vendues à la pièce, précieux trésors. Je cours, je vole derrière Pierre, jeune compagnon d’âme et d’aventure, quêteur de sens et d’absolu. Nous buvons une bière à notre amitié, née sur le pont de l’Héraclite il y a cinq ans, sous une lune rousse des Antipodes, à Darwin, Australie.
Que d’anniversaires…
Retour sur le dinghy, deux heures plus tard. La peau d’Irlandaise de Jenny a tourné au rouge brique. Elle s’est fermée comme une huître. En bonne anglo-saxonne, elle ne dit mot. Je charge les courses, et « n’imprime » pas ce changement d’attitude, toute à ma joie de filer vers le bateau. Sa coque noire grossit sur l’eau, je reconnais sa peau de vieil éléphant qui me fait presque pleurer à chaque fois, tant elle ressemble à celle d’un visage, couturé de partout à force d’avoir parcouru les océans depuis vingt-cinq ans. Je retrouve l’équipe, aussi diverse et bigarrée que la faune corallienne qu’ils étudient. Pierre est sensé me les présenter –je les connais peu- et me faire partager leur vie « d’aquanautes » et de scientifiques.
Départ sur le champ pour l’île corallienne de Kitava, à deux jours de navigation de là. Assise à cheval sur la proue, au dessus de l’œil de Bouddha peint sur la coque, j’aspire à grandes goulées les effluves moites venus de la terre, mêlés à l’iode forte des Tropiques. Les voiles mollement gonflées par une brise tiède, nous voguons au milieu d’une myriade d’îlots couronnés de cocotiers et de chapelets de huttes. Balancement des lourdes hanches de l’Héraclite, qui me rappellent celles de « l’Invincible », notre bateau de pêche australien. Pensées émues, retour sans nostalgie sur une passion ancienne, dont je ne garde que le meilleur.
Deuxième quartier de lune. Pierre me rejoint à l’avant, m’offre une moitié d’ananas. Il a l’air ennuyé : « Jenny a attrapé une insolation, elle n’est pas très bien. Moi je suis de quart, et je vais remplacer le sien. Toute ma nuit va y passer, on n’aura pas le temps de se parler… » Sa voix est un peu hésitante, il reste en suspens, le visage masqué par les cordages… « On a essuyé deux tempêtes de suite, l’équipage est fatigué. Dès qu’on aura jeté l’ancre, on t’emmène en virée. .. » Une tape dans le dos, et il a déjà filé . Il me lance déjà loin : « Kitava est magique, c’est mon île préférée ».
Kitava est magique.
Mais je suis seule à l’admirer.
Une fois l’ancre jetée, Pierre et Jenny ont chargé le dinghy de costumes de plongée, d’un panier pique-nique et de deux nattes avec leurs moustiquaires. Ils ont déguerpi sans mot dire, ont mis les moteurs à fond, et disparu de l’autre côté de l’île.
Quant à l’équipage, il est entièrement mobilisé par la réparation du désalinisateur d’eau potable, la réfection des cordages, le désossage du moteur . Pas un regard pour le lagon turquoise, les enfants qui plongent en riant d’un rocher tout proche, les pirogues qui nous frôlent, curieuses, ou nous offrent fruits et poissons : Ils ont tous le nez dans le cambouis. Dans trois semaines, l’Héraclite part pour Guam…Puis c’est le saut dans le vide, la traversée du Pacifique Nord sans escale. Il n’est pas question d’avoir le moindre pépin.
Je retrouve mon poste d’observation à l’avant. Groggy.
Cette nuit, j’ai dormi sur le pont, sous les étoiles, avec ce vent chaud et salé qui me caressait tout le corps, comme sous les Tropiques australiennes. Retour bienheureux en arrière. Bliss. Mot intraduisible en Français, ou peut-être par félicité…Béatitude ?
Au petit matin, le bateau s’est glissé silencieux dans la lagune, comme dans un gant de soie. Plusieurs coqs ont chanté. Le soleil s’est levé. Des femmes en robes colorées sont sorties des huttes toutes proches . Elles ont lavé leur linge en chantant, entourées d’une floppée de marmots qui s’amusaient à se faire chavirer de leurs pirogues miniatures, ou à surfer les vaguelettes sur des morceaux de bois. De la jungle luxuriante, foisonnante d’oiseaux bariolés, ne nous arrivaient que pépiements, chants, et éclats de rire…La Vie en ordre, comme elle doit être. J’ai remercié le ciel de son offrande, de jouir de ce privilège inouï : Pouvoir encore « toucher » l’enchantement du Monde.
Mais Pierre s’est éclipsé…Et je pars en morceaux.
Alors, elle revient sournoise la peur du départ. Cette drôle de prémonition . Je suis là, jambes ballantes, martelant la coque et l’œil du Bouddha…Avec le paradis à mes pieds.
…Et je crève de solitude.
Un stagiaire français me rejoint sur le pont : « Jenny est d’une jalousie maladive, elle ne supporte pas les amis de Pierre. Ce n’est pas toi en particulier… » Si justement. Mais Pierre n’est que le prétexte, le détonateur.
Ce qui monte en moi, c’est une vague de fond qui vient de si loin, depuis si longtemps… La peur lâche d’un coup. Fait place à une tristesse profonde, qui soudain m’envahit, me submerge.
Je crève du rejet, de la trahison, de l’abandon.
Rejet d’une mère qui me voulait garçon. Trahison d’un père aimé et complice, manipulé par ma mère (comme Jenny manipule Pierre). Abandon toute jeune, pour l’amour exclusif des derniers-nés : trois garçons.
Et puis la répétition de ce trio infernal, de cette blessure initiale, en amour, en amitié, dans le travail . Inapte à me donner une valeur, un prix, à réclamer mon dû. Incapable de protéger mon territoire, de me défendre…si ce n’est par la colère. Mais toujours trop tard, après l’abus, l’invasion.
Je pleure à gros bouillons. C’est sans fond. Le barrage vient de céder…Comme sur le pont de l’Invincible il y a quinze ans, dans les Tropiques australiennes, en face d’une île magique…si semblable à celle-ci ! Craig, mon capitaine bien-aimé, m’avait peu à peu oubliée. Il y avait la mer, le bateau, et les « mates » (les potes). Je n’étais même plus dans le tiercé. Je m’étais réfugiée dans l’écriture, celle d’un roman dont le titre devait être « Nobody loves you tonight ? », boutade d’un pêcheur rencontré dans un bar perdu, un soir de grande détresse.
Que d’anniversaires ! Mais pas ceux que je croyais…
Ceux que ma peur savait.
Je suis restée seule pendant vingt-huit jours, le temps de mon séjour. Je n’ai plus eu aucun contact avec Pierre, et très peu avec l’équipage. Mes seuls refuges furent les dauphins qui batifolaient tous les jours dans la baie, et une famille Papoue qui m’accueillit comme leur fille (c’est une famille Aborigène qui me recueillit, après ma séparation avec Craig !). Ils pansèrent mes souffrances avec leur tendresse ingénue, leurs rires, leurs gestes simples et vrais.
De retour à Paris, je suis restée trois mois sans sortir de chez moi.
Je n’avais plus le choix : J’étais le dos au mur.
Je suis sortie de cette retraite régénérée.
Il m’a fallu encore plusieurs mois pour digérer . Digérer cet incroyable voyage. Plusieurs mois pour que mon corps l’accepte, mon cœur l’intègre, et que mon âme enfin s’apaise.
Un an déjà.
Un an seulement ?
Merci à la Papouasie, brûlant paradis.
Mon si bel enfer.