Cinq heures trente du matin. Descente de l’échelle métallique qui surplombe le pont de l’Indomptable. Il fait encore nuit noire à Dahouet, petit port de pêche des côtes d’Armor. Je rejoins Tanguy Lagadeuc, le patron, dans la cabine.
- Tu ne bougeras pas d’ici. La houle est mauvaise, cela risque d’être rock en roll, et j’ai pas envie que tu te fasses embarquer par un paquet de mer… On n’a que trois quarts d’heure de pêche autorisée, alors tu te doutes bien que les manœuvres vont être rapides et plutôt brutales.
Le ton est donné. C’est la première fois que j’embarque pour la pêche à la coquille Saint Jacques, je ne me doute de rien, sauf que ce vent de Noroît qui s’est levé cette nuit…nous allons le prendre de plein fouet !
Deux jeunes viennent de sauter sur le pont, Florian et Mathieu, qui vont lancer et relever les dragues à coquille, deux filets métalliques aux maillages fixes et circulaires arrimés de chaque côté du pont. Mise en route des moteurs, le temps d’avaler un mauvais café, et nous passons l’étroit chenal du port. A peine arrivés dans la baie, nous roulons et tanguons en tous sens, et prenons nos premières giclées d’écume.
- J’aime pas cette mer là, marmonne Tanguy, elle est indécise, un coup dans un sens un coup dans l’autre, on va pas arriver à temps sur le terrain.
La houle grossit, Florian et Mathieu ont enfilé leur ciré intégral à capuche, le bateau saute et cogne contre la vague, des paquets de mer passent au dessus de la passerelle, balayent le pont en faisant gémir poulies et cordages. Tanguy débraye, réduit les gazs :
- Les coquilliers sont limités à douze mètres, on est un petit bateau, on peut pas trop forcer…
Les appels radio se succèdent, j’apprends que la plupart des bateaux de la baie de Saint Brieuc spécialisés dans la coquille sont restés à quai. Malaise. Nous croisons un plus petit que nous, agité comme une coquille de noix, mais qui fait front, vaillant. Pas le temps d’être rassurée, Mathieu lance, laconique :
- Ces deux-là sont des alcoolos, ils sortent par n’importe quel temps.
Huit heures. L’aube pointe, dévoilant autour de nous cinq ou six bateaux qui n’étaient jusque là que de petites taches de lumières tressautant dans la nuit.
- On va lancer les dragues dans un quart d’heure… On a jusqu’à neuf heures, alors faudra pas se rater, tirer au minimum quatre traits, cinq si possible.
La tension monte. Tanguy, le nez sur l’écran du logiciel de navigation et du sondeur, négocie à grands coups de gouvernail la houle qui n’a cessé de grossir. Mathieu est vert, Florian est recroquevillé sur la banquette de la cabine, j’ai l’estomac au bord des lèvres.
Tanguy enchaîne les cigarettes, et surveille du coin de l’œil un chalut
- Ah, dis donc, il vient de lancer ses dragues, dix minutes avant l’heure!
D’un coup, Mathieu et Florian bondissent sur le pont, désarriment les filets métalliques, laissent filer les cordes sur 100 mètres le long des poulies. Un cri de Tanguy, les dragues ont touché le fond, à 30 mètres sous l’eau. Ils bloquent brusquement les poulies.
L’indomptable tire ses filets sur les bancs sablonneux, là où se trouvent les champs de coquilles : le sable et les pourtours des roches sont leur environnement favori.
- Dix minutes par trait, c’est bon, on remplit nos filets. Avec le gros temps, on a pris du retard, mais comme on a grignoté quelques minutes au départ (il rit « motus, hein ? »), on peut réussir à en faire au moins quatre. De toute manière, avec toutes les commandes qu’on doit livrer cette semaine, on n’a pas le choix, il faut y aller.
Un petit sifflement, il est temps de relever les dragues. Tanguy bondit hors de la cabine, actionne les poulies, tandis qu’à bâbord, puis tribord, les deux jeunes arqués contre le bastingage, font basculer les filets : à grand fracas, les coquilles se répandent sur tout le pont.
Tandis que Mathieu et Florian s’activent au milieu des trombes d’eau à trier les coquilles (en dessous de 10 cm2, ils les rejetteront à la mer) et à les empiler dans les mannes (paniers de plastique de 25 kilos), Tanguy vise déjà un nouveau champ de coquilles pour le prochain trait.
- Mille excuses pour les embardées, mais on ne peut se permettre de perdre une minute. Et puis, je dois manœuvrer au plus serré : Si on croche un rocher, il faut que je débraye dans la seconde, sinon, avec la vitesse à laquelle on va, c’est le grand looping et bye bye…
Bye, bye, juste deux petits mots qui me glacent d’un coup. Je pense soudain « C’est trop con quand même, mourir à moins de dix milles des côtes, sur un banc de coquilles saint Jacques… »
Quatrième trait. Les mannes pleines s’entassent le long du pont, Tanguy semble satisfait :
- On a trois tonnes à livrer à Chartres en fin de semaine, de bons clients qui se sont regroupés, c’est un marché fidèle, on peut pas se louper…
Mathieu surgit dans la cabine, tend les jumelles à Tanguy:
- Regarde là-bas, le point noir, c’est l’hélico, il vient vers nous..
- Il va quand même pas nous casser notre dernier trait…
- Fais gaffe, il est presque neuf heures, il ne nous reste que trois minutes…
Tanguy enrage, inexorablement l’hélico se rapproche, Mathieu fait signe de relever les dragues.
Dernière levée, les filets sont à moitié vides. L’hélico n’arrivera que trois minutes plus tard.
- Trois minutes, on a perdu trois minutes de pêche, fulmine Tanguy, trois à quatre cents kilos qui partent en fumée au moment crucial, à l’approche des fêtes…
Il grommelle encore, allume sa énième cigarette, vire de bord. La pêche est finie.
- Tu vas voir, le retour va être plus cool, on a le vent dans le dos.
Il se détend, devient même rigolard
- Enfin, pour être franc, ces trois minutes, on les avait grattées au départ ! Le plus marrant, c’est que l’hélico, les petits coucous, et les vedettes de surveillance, c’est nous les pêcheurs qui les payons!
- ???
- Eh bien oui, sinon, il n’y aurait plus une seule coquille dans la baie de Saint Brieuc! C’est bien ce qu’on a réalisé il y a une quinzaine d’années, d’autant plus qu’il faut trois ans à une coquille pour devenir adulte. On a d’abord instauré que les anneaux des tapis de drague passent de 8,5, à 10,2 cm. Comme cela, les petits et les juvéniles, on les laisse tranquille, ils passent au travers. C’est pour cela qu’on voit aujourd’hui beaucoup de petits: c’est bon signe pour la pêche dans deux ou trois ans.
Et puis on a instauré les quotas horaires: Ici dans la baie, on n’a le droit de pêcher que deux fois trois-quarts d’heure par semaine, le lundi et le mercredi, et ceci d’Octobre à Avril. Le quota global, fixé par nous chaque année, ne doit pas dépasser 7500 tonnes en 2008.
Enfin, pour qu’il n’y ait pas de resquilleurs, et que certains ne se servent pas plus que d’autres, on paye les Affaires Maritimes… pour nous surveiller. Quant on dépasse notre quota horaire, même d’une seule minute, l’amende est salée! Et si tu récidives, on te retire ta licence.…Bien sûr, il y le côté rebelle des marins, on a parfois envie de contourner nos propres lois !
Tout cela fonctionne bien en principe, car les bancs de coquilles sont facilement localisables, bien délimités, et stables. Et puis tous les pêcheurs de la baie ont établi ces règles pour protéger leur ressource…qui une véritable poule aux œufs d’or : Nous faisons 40% de notre chiffre d’affaires avec la coquille, en 50 heures de pêche seulement…Il nous faut 3500 heures de pêche au poisson, pour faire les 60% restants ! C’est pour cela que nous appelons notre coquille l’or blanc. Et aussi parce qu’elle n’a pas de corail, comme du côté de Brest, ou en Normandie.
Nous venons de rentrer dans le chenal, accompagnés par des cormorans et un fou de bassan. Le ciel est soudain dégagé, les toits d’ardoise des maisons de granit rose, encore humides, étincellent.
Tanguy lance un bout à un homme au visage ouvert, qui l’attend sur le quai.
- C’est Jérôme Cabaret, mon ami d’enfance et associé. Ses deux chaluts, l’Antinea et l’Antheus, sont rentrés juste avant nous. Ils font la coquille et le poisson, comme nous.
Viens nous voir demain sur le marché de Pléneuf, c’est juste à côté de Dahouet, dans le prolongement du Val-André…à deux, c’est un vrai ballet !
- Vous faites AUSSI les marchés ?
- Eh oui ! C’est l’explosion du prix du fuel depuis trois ans, la fragilité soudaine de nos revenus -au delà de 100 dollars le baril, on est perdants- qui nous a donné des idées. On a décidé, il y a un an, de s’unir et de faire ensemble les marchés du coin, de vendre le matin notre pêche de la nuit, turbot, saint Pierre, lotte, sole, rouget barbet, araignée, seiche, en y incluant bien sûr la coquille, entière (2,90 euros le kilo) ou en noix (33 euros le kilo). C’était une manière de valoriser notre produit : au lieu de faire 1000, avec les marchés on fait 2000. En direct du producteur au consommateur…sans passer par les mareyeurs qui nous l’achètent au plus bas : ils ne tiennent compte ni de sa qualité, ni de sa fraîcheur. Pourtant, à huit heures du matin, le poisson saute encore sur l’étal ! Et puis, on est des enfants du pays, on connaît notre clientèle, et certains nous ont même vus en culottes courtes !
Neuf heures du matin, Pléneuf .
Les deux hommes, barbes de deux jours mais sourire aux lèvres, blaguent derrière leur étalage. Entre la coquille, les livraisons aux locaux, et la pêche de nuit, ils ont à peine dormi deux heures. Pendant trois heures, leur stand ne désemplira pas.
Jérôme me glisse entre deux clients :
- Notre force, c’est notre clientèle d’hiver : elle représente 70% de notre chiffre d’affaires, nous reste fidèle, et c’est elle qui va appâter les vacanciers l’été: Quand ils voient que les gens du coin s’approvisionnent chez nous, ils se disent que c’est forcément bon et frais. Et puis, comme notre clientèle est surtout féminine, avoir deux beaux mecs derrière l’étal, çà le fait !
Tanguy opine du chef, complice. Spécialisé dans la préparation du poisson, il n’a cessé de dépecer, éviscérer, fileter, couper les têtes.
- Je connais les goûts et préférences culinaires de chacun, mais je sensibilise aussi à des poissons peu connus et fins comme la barbue…Et puis, pour ceux qui ont peu de moyens, on rajoute toujours une araignée, un poisson en plus. On n’est pas comme le poissonnier qui a acheté pour revendre, il fait gaffe. Nous, on l’a pêché, on n’est pas à un poisson près.
Tout en filetant, Tanguy donne une recette de sauce à une vieille dame attentive :
- La cuisine, c’est ma passion. Je suis les ateliers d’un grand chef, Jean-marie Baudic, qui tient le Youpala Bistro à Saint Brieuc. Alors je deviens le conseiller culinaire, et puis j’invente sans arrêt.
Fin du marché.
Nous finissons Au petit Navire, le bar des pêcheurs de Dahouet. Ici la cigarette est encore permise : « On va tout de même pas les jeter dehors, ils sont en plein vent toute la journée! » clame le gérant.
Après leur énième café-cigarette, Tanguy et Jérôme partagent leurs projets :
- Avoir un hangar à nous avec des viviers, pour maintenir vivantes quelques jours de plus nos coquilles. Avec l’achat d’un nouveau camion isotherme, et des accords avec des transporteurs, on pourra ainsi livrer de la coquille fraîche un peu plus loin que chez nous .
- Et puis valoriser ce que nous considérions comme des déchets : Pourquoi ne pas faire broyer nos coquilles, qui serviraient d’amendement calcaire aux terres trop argileuses. Il paraît aussi que les coques qui parasitent la surface de nos coquilles (elles sont arrivées des USA, sur les barges du débarquement) sont excellentes pour lutter contre la maladie du choux-fleur…Et on va leur découvrir sûrement d’autres vertus.
- Et puis, insiste Tanguy, les rejets de la préparation du poisson et les barbes de la coquille peuvent servir à faire d’excellents fumets…quand j’aurai le temps de m’y mettre ! En attendant, j’ai concocté une superbe recette de ceviche de coquille saint Jacques que tu peux conseiller à tes amis!
Nous nous séparons sur cette note gourmande. Ils sautent dans leur camionnette, vont livrer leurs filets de dix kilos chez des voisins-amis-relations-clients des environs, la coquille bien sûr n’attend pas.
Mais de filet en filet, petit à petit, l’or blanc bâtit en Côte d’Armor un maillage fructueux et fraternel, un réseau de proximité et de qualité dont chacun sort gagnant.
Ces nouveaux jardiniers des mers détiennent sans le savoir, et sans aucune prétention, les véritables ingrédients du développement soutenable.
Ils ne le proclament pas, ils le vivent.